Azamat
Je profite d'une nouvelle journée dans la ville de Tachkent. J'ai quitté l'auberge de jeunesse pour aller chez Sarvar qui m'accueille dans son humble studio. Jeune photographe professionnel et autodidacte, il est sur le point de rejoindre l’Autriche pour réaliser une école de cinéma. Il me fait faire le tour de la ville et des endroits que nous n'avons pas encore visité, avec notamment une virée à l'impressionnant bazar. Ici s’alignent des étales à perte de vue, et dont les senteurs et les arômes en tout genre emplissent nos narines.
J'avais prévu de remonter la vallée de Ferghana, un autre incontournable de l’Ouzbékistan. Mais je ne dispose pas d'assez de temps sur mon visa qui arrive à expiration. Il me restera quelques contrées à explorer dans le pays. Je me dirige donc vers le Kazakhstan à nouveau. Il est dimanche et étant parti aux aurores, les rues sont désertes. Je me paye plusieurs grands boulevards avec une circulation quasi inexistante. J'évolue à la même vitesse qu'une marshrutka. Avec ses arrêts incessants nous ne faisons que nous doubler mutuellement ce qui a le don d’excéder le chauffeur. Notre jeu du chat et de la souris qui m'amusait devient vite un peu dangereux, mais force est de constater qu'un vélo peu avoir la même efficacité qu'un véhicule motorisé. Le passage de la frontière se fait sans encombre même s'il est surpeuplé. Je ne suis pas contrôlé à la sortie de l’Ouzbékistan comme certains voyageurs ont pu l’être. Le pays semble devenir un peu plus laxiste dans ses exigences.
Je fais route vers Shymkent. J'avais prévu un détour par la réserve naturelle de Sairam-Ugam, mais je m'y résigne, la météo n'étant pas très engageante. Je favorise les routes secondaires, dont certaines en bien mauvais état. Le peu de dénivelé me fait cependant arriver à Shymkent dans la soirée, alors que j'avais prévu d'y arriver en deux jours. Je dors dans un auberge en ville après avoir mangé quelques spécialités turcs. Il y a ici une grande communauté turcophone. Au lendemain, après une sortie ennuyeuse par la route principale, je rejoins à nouveau une route secondaire qui longe une rivière. Je profite d'un peu plus de calme pour me restaurer et campe en bordure du court d'eau.

Retour sur la voie principale, cette fois c'est par choix. La route nationale est bondée de camions qui se dirigent vers l'ouest du pays et qui rendent la progression difficile et dangereuse. Finalement sur la voie rapide de deux voies, je bénéficie des bas cotés et me fournissent un espace "réservé". J'arrive dans la ville frontalière de Taraz en fin de journée. Je prévoyais de dormir un peu avant la cité le long d'une rivière repérée sur la carte. Celle-ci s'avère asséchée et exploitée pour en extraire du granulat. Je décide de dormir peu après la ville, juste avant la frontière pour gagner un jour sur mon visa kirghize. Alors que je cherche un endroit où planter ma tente, un ancien me propose de m’accueillir chez lui. Je le suis, peu convaincu de mon choix alors que nous nous enfonçons dans des petites rues sombres. Mais il s'avère qu'il vit avec sa famille pleine de vie et d'entrain. Je suis reçu avec tous les honneurs et prolongerai mon séjour d'une nuit supplémentaire. Je ne manque pas de rencontrer toute la famille dont la grand-mère qui me propose le plus naturellement du monde une de ses petites filles!
Les matins je déjeune avec le patriarche en attendant que la petite famille se lève. Il ne parle pas anglais mais nous nous comprenons par des gestes simples et entendus. Nous n'avons globalement pas besoin de parler. L'entente est tacite et nul besoin de meubler la conversation. Nous apprécions la tranquillité du moment présent et le silence avant l'effervescence diurne. Ce silence n'est en rien pesant, il est même plutôt apaisant, enrichissant. La journée je profite des jeunes pour visiter les environs.
Après ce deux jours en bonne compagnie il est temps de faire mes adieux et de

repartir sur ma monture. J'atteins un réservoir d'eau après avoir passé la frontière kirghize. Le barrage forme un joli lac. Un bon bain frais et fort apprécié car la température est très chaude en ce jour. Le Kirghizistan m'offre déjà ses premiers paysages: des vallées évasées surmontées d'élégantes montagnes. Je prévois ici aussi d'exploiter la durée totale de mon visa, soit deux mois. J'ai renoncé à la route du Pamir à travers le Tadjikistan, sa route à l'altitude vertigineuse et ses paysages désertiques et authentiques. Mon choix s'est porté sur le Kirghizistan et ses prairies verdoyantes, ses yourtes, ses nomades... Je ne peux cacher mes attentes même si je les contiens au fond de moi au risque d'être déçu.
Je me fais avancer par deux paysans bien sympathique sur une vingtaine de kilomètres. Alors que l'un d'eux essayait de me faire la conversation depuis son volant, j'accepte leur proposition de me véhiculer jusque la prochaine intersection. La température avoisine les quarante degrés. J'arrive à Talas en milieu de soirée, accueilli par une famille kirghize. Le couple gèrent un magasin de multimédia. Toute la famille possède son smartphone dernier cri, même le plus jeune enfant âgé de neuf ans. Ils consultent les photos que je poste sur Instagram chacun sur leur appareil. Dans mon coin j'attends qu'il aient parcourus mon trajet et mes clichés. Si j'avais apprécié les moments de silence dans la famille kazakh, je ressens plus de solitude à ce tableau où chacun est rivé sur son téléphone. La technologie nous rapproche des personnes éloignées mais semble parfois un obstacle aux personnes qui nous entourent. Remise en marche le lendemain, je remonte la vallée en direction de l'Est,

lentement mais sûrement, la route est en bon état. J'arrive au pied d'un col, le paysage ressemble étrangement aux hautes vallée alpines. Je fait le plein de vivre avant de me lancer dans l'ascension des derniers kilomètres. La vallée est désormais peuplée de yourtes de nomades qui emmènent ici leur bétail pâturer pour la saison d'été. Les troupeaux de moutons sont nombreux et gigantesques. C'est plusieurs milliers de bêtes que je verrai durant mon ascension. Le temps commencent à se faire menaçant. Je dors à quelques kilomètres avant le sommet.

Le lendemain j'attaque les derniers kilomètres qui deviennent rapidement assez raide. A moins d'un kilomètre le temps se gâte et le tonnerre commence à gronder tout autour de moi. Arrivé au sommet j'ai à peine le temps de me revêtir que des giboulets se mettent à tomber. Le contraste avec les températures des journées précédentes est déroutant, mais je culmine actuellement à plus de 3300m d'altitude. Un minibus s'arrête pour une pause pipi/photo. Je suis abordé par une voyageuse allemande qui se rend à Talas dans le cadre d'un projet. Alors que nous conversons je lui offre la fin de mon thé ainsi qu'à son interprète. Gênés par mon geste altruiste je les rassure ayant prévu de refaire le plein au pied du col. Je repars avec un sac de beignets fourrés... On peut parler de retour sur investissement.

La descente est longue et appréciable malgré la fraîcheur de l'air. Sur ma route se succèdent yourtes et nomades. Les troupeaux sont régulièrement sur la route et il est parfois nécessaire de jouer des coudes avec le bétail. Alors que les automobilistes ne se formalisent pas et klaxonnent de manière effrontée.
Au pied du col je m'insère dans une vallée qui doit me conduire à un second col. Légèrement en descente, le vent de dos, j'avale les kilomètres avec une facilité déconcertante tout en profitant des paysages uniques que m'offre ce pays magnifique.
Je décide de dormir au pied du col pour le gravir le lendemain. J’aperçois deux tentes posées près d'un utilitaire alors que la pluie commence à s'abattre et me détremper. Leurs occupants m’aperçoivent. Je leur demande si ma compagnie les dérange. Il s'avère que c'est un groupe d'une clinique de Bichkek spécialisée dans les thérapies contre la drogue. Ils accompagnent un jeune dans un challenge de trek à pied dans le cadre de la fin de son programme de désintoxication à la drogue... dure. Émir était DJ en Turquie et a consommé à peu près tout ce qu'il ne fallait pas. Les dégâts au niveau neurologique sont sévères: tremblements au mouvement, bégaiement... Ils me proposent de m'installer près de leur campement. Il s'avère qu'une citation kirghize dit que: "lorsque le repas est prêt, alors apparaîtront les bonnes personnes avec qui le partager". Notre rencontre n'est donc pas anodine pour eux. Je suis une fois de plus reçu avec tous les honneurs. Émir me supplie de l'accompagner dans son ascension le lendemain. Il marche seul depuis plusieurs jours déjà, parfois plusieurs dizaines de kilomètres. Je mouline donc paisiblement à ses cotés et profite d'un effort tranquille. Par la même occasion je ne peux que constater les ravages que la prise de stupéfiants a eu sur mon compagnon de route.
J'avais prévu de passer le col par l'ancienne route. Mais les névés de neige sont encore trop présents et m’empêcheront de passer. J'opte donc pour le tunnel. Mal éclairé, pas ventilé, truffé de bosses et de nid de poules, ce sont près de trois kilomètres de calvaire. J’étouffe, je suffoque dans l'air asphyxiant. Heureusement je bénéficie de la voiture assistante qui me suit pour assurer la sécurité.

L'équipe m'attend un peu plus loin dans la descente où ils s'arrêtent pour se restaurer. J'aide à la préparation méticuleuse du repas. Nous mangeons un riz pilov. Si le soleil était très présent pendant notre déjeuner, le temps change rapidement. Je me dépêche de finir mon thé alors que la pluie commence à tomber. Je remercie et salue chaleureusement mes compagnons de routes en souhaitant bonne suite à Émir. Il prévoit de se marier sous peu et de recommencer une vie plus stable. J'attaque la descente sous un déluge que j'ai rarement vécu. Les éclairs fendent les nuages sombres et le tonnerre est si intense qu'il résonne en moi. Je crains que le ciel ne me tombe sur la tête et prends garde surtout d'éviter la chute. La pluie est diluvienne, j'évolue crispé sur mes freins dans l'eau qui ruisselle désormais sur la route. Après plus d'une heure, je quitte le relief montagneux et avec lui la colère de Zeus. Je profite d'une station service pour alléger ma tenue avec le soleil qui réapparaît.
La route pour Bichkek est bondée d'automobilistes pas toujours très respectueux. Je m’arrête pour camper un peu avant la capitale et profiter de la vue sur les montagnes kirghizes avant de retrouver le paysage urbain.
J'arrive en fin de matinée à la capitale. Je m'installe en auberge de jeunesse où je retrouve le plaisir de rencontrer des voyageurs de tous horizons. Motards, cyclistes, backpackers, voyageurs à petit et long termes... Certains d'entre eux je les ai déjà rencontrés précédemment dans mon voyage. Une belle panoplie de récits et d'expériences qui viennent enrichir nos échanges. Je retrouve notamment Coline, française à vélo que je connais via les réseaux sociaux. Depuis quinze mois maintenant, voilà qu'elle parcourt le monde en compagnie de sa poêle à crêpe. Une façon d'apporter facilement une touche française aux hôtes qui l'accueillent gracieusement et de s'inspirer pour des idées recettes (www.cookandcycle.com) mais aussi une façon de régaler toute la communauté de l'auberge.
Je laisse mon vélo à l'auberge pour me rendre en bus près du lac d'Issyk-Kul où m'attend Jean Michel. Briançonnais et parapentiste émérite, il est ici pour écumer les spots de vol libre. Malheureusement la météo ne joue pas en notre faveur et pour les deux premiers jour la pluie nous cloue littéralement au sol. Nous opterons donc pour un trek en montagne. L'altitude n'a rien à voir avec les alpes françaises et nous atteignons le col prévu qui culmine à plus de 3800 m de dénivelé. Les derniers mètres se feront péniblement pour moi qui roule à plat et basse altitude depuis un moment. Nous poursuivons notre avancée de l'autre coté du col. Mais la pluie qui commence à tomber nous dissuade d'entamer un second col. Nous décidons de redescendre en direction du lac par la une vallée verdoyante et aux paysages magnifiques malgré les nuages qui cachent une partie de ses trésors suivant les éclaircies. Nous établissons notre bivouac près d'une yourte alors que la pluie se remet à tomber. Le lendemain la progression devient difficile pour moi. Mes muscles fatiguent rapidement. Je suis surpris d'une telle fatigue alors que je roule depuis maintenant plus de dix mois, mais il faut dire que l'effort est bien différent. Nous trouvons une famille de nomades qui nous invite à manger des mantis, sorte de beignet vapeur et spécialité kirgize. Comme ils prévoient de descendre dans leur maison près du lac, nous profitons du transport moyennant une petite contribution.
La suite du programme sera simple et immuable. Ascension au déco de parapente tôt le matin, vol en fonction des conditions et repos l'après midi. Jean-mi fait parti de ces voyageurs dont tout doit être planifié. Si j'étais de cette branche à mes débuts, je me rends compte en sa présence que je me suis amplement assoupli sur l'organisation et même parfois un peu trop laxiste. A la fin de notre séjour nous aurons de belles conditions qui nous permettrons de réaliser plusieurs vols un peu plus longs. Jean-Mi ayant plus d'expérience profitera encore mieux des courants ascendants pendant que je me fais inviter par les paysans du coin pour le (petit) déjeuner. Du fromage blanc frais, un thé au lait, du beurre maison, tous les ingrédients réunis qui me rappellent mon enfance dans la ferme familiale. Sauf deux nouveaux mets de choix, j'ai nommé le gras de mouton bouilli qui accompagne la vodka, le tout à 11 heures de matin tapante.
Nous retournons à Bichkek alors que le séjour de Jean-Mi touche à sa fin. Nous retrouvons aussi les voyageurs, des nouveaux et encore certains que je connais déjà. Nous organisons plusieurs soirées gastronomiques principalement entre français. L'atmosphère est joviale. Il m'est difficile de quitter ce lieu paisible et confortable. Mais chaque chose à une fin. C'est ce qui fait la richesse du voyage.